Dans la région sauvage de l’Isaan
Me voilà assis dans une vieille maison qui est à la famille de ma femme depuis plus de 3 générations. Elle est située dans un petit village nommé Trakarn Puedpon, à environ 40 kilomètres au nord-est de la ville
d’Ubon Ratchathani. De nombreuses maisons aux alentours appartiennent à des membres de la très grande famille de ma femme. Son plus vieux frère dirige une épicerie un peu plus haut sur la route principale. Un autre est
instituteur à l’école primaire du coin. Il y a encore cet autre frère qui semble toujours avoir bu quelques whiskies, mais il ne fait pas d’histoires et il est toujours amical. Je ne suis pas certain de savoir ce qu’il
fait. Elle a encore au moins une paire d’autres frangins quelque part en Thaïlande. Puis, éparpillés aux alentours, il y a pas mal de sœurs, cousins, tantes, oncles, neveux et nièces. Depuis sept ans que je suis
dans la famille je ne crois pas avoir fait la connaissance tout le monde. Je me sens bien ici cependant, surtout parce que ce sont des gens dont la compagnie est agréable. Aucun d’entre eux ne se donne des airs. Ils sont le sel de
la terre. À chaque fois que je viens ici dans ma famille, je n’ai vraiment pas à me plaindre.
C’est un peu chez moi ici. Je me sens à l’aise avec eux. Les gamins du coin viennent pour jouer avec mes deux filles. Mes nièces passent à chaque fois qu’elles sont dans les parages et s’assoient pour discuter.
Les repas sont de grandes occasions avec divers membres de la famille qui passent pour manger un morceau et qui se joignent aux rires et à la conversation.
Notre maison n’a rien de spécial. Elle a les habituels murs en moellons au rez-de-chaussée, celui-ci constituant une grande pièce de vie pour la famille avec une cuisine au fond. La nouvelle salle de bains est près de la cuisine,
c’est un cadeau de ma femme et de moi. Elle a une baignoire carrelée dans laquelle vous prenez de l’eau à la louche pour vous laver et des toilettes à l’anglaise. J’avais demandé s’ils pouvaient
en installer pour que je n’aie plus à m’accroupir comme nous le faisions dans les vieux WC extérieurs situés à l’arrière. Mes genoux ne sont plus aussi forts qu’ils l’étaient.
L’étage supérieur couvre le rez-de-chaussée et il y a 3 chambres, toutes de taille décente. Il y a encore assez de place pour une grande pièce où il est possible de s’asseoir le soir quand il pleut et y apprécier la brise fraîche qui la traverse. C’est là que nous dormons, sous une moustiquaire, parce que toutes les autres chambres sont occupées.
Cette fois nous avons fait le voyage jusqu’ici pour assister au mariage d’une cousine. Elle a épousé un « look-krung » anglais, dont le père est un grand gaillard du nord de l’Angleterre et sa mère une Thaïlandaise à l’air très distingué. Ils sont mariés depuis 25 ans m’a-t-on dit. Ils sont venus vivre ici maintenant qu’il est retraité.
Le marié a engagé un groupe de « Morlum », comprenant d’énormes et très puissants haut-parleurs, une scène avec deux niveaux, 7 ravissantes danseuses qui endossent tout au long de la nuit une collection de costumes
qui ne cachent pas grand-chose, et des musiciens pour la somme princière de 27 000 Baths (à peu près 700 USD). De jeunes hommes vinrent de tous les villages proches. Comme la soirée s’avançait, et au fur et à
mesure que le contenu des bouteilles de whisky disparaissait, la danse en face de la scène devint de plus en plus déchaînée. Nous avons emmené les enfants se coucher vers minuit, aussi ai-je manqué toute l’animation.
Un groupe de jeunes hommes de l’un des villages voisins a lancé une bouteille vide sur la troupe. Quelqu’un parmi eux a ramassé la bouteille et l’a renvoyée à l’expéditeur. Une bagarre générale
a alors éclaté. Ça n’a pas été trop sérieux, et on m’a dit que personne n’avait été blessé. C’est ce qu’ils font pour se défouler par ici. Ils ne peuvent pas
danser avec les jeunes femmes. De toute façon ils n’y en avaient pas tellement qui traînaient et leur parents les surveillaient de près. Le lendemain matin, j’ai vu une traînée de verre brisé tout le
long du chemin jusqu’à la grand route alors que je passai par là en voiture. Ça a dû être une sacrée bagarre.
Quelquefois le chef du village, le « Khamnan », nous réveille avec un discours diffusé dans les haut-parleurs du village. Il parle de questions de sociétés ou du calendrier des prochaines activités. Je l’ignore
pendant qu’il discoure à n’en plus finir pendant une heure. Les villageois vaquent à leurs préparatifs pour la journée. Je remarque seulement que le « Khamnan » s’est arrêté de parler
quand je réalise soudain que le bourdonnement dans mes oreilles a cessé et que tout est à nouveau calme.
Si le « Khamnan » n’a rien à dire, les coqs nous réveillent avec leur chant, et ensuite les chiens se mettent à aboyer. À la campagne on ne traîne pas au lit. Je me réveille avec l’odeur du feu de
charbon de bois qui vient du rez-de-chaussée, ma belle-sœur cuisant à la vapeur dans de grands paniers en bambou du riz gluant. Un nuage d’odeurs mélangées se répand à l’étage, certaines me
mettent l’eau à la bouche. D’autres vous font vous demander comment quiconque pourrait bien manger ce que l’on est en train de cuisiner, quoique ce puisse être.
La matriarche, la grand-mère de ma femme, vit de l’autre côté de la rue, deux maisons plus bas. Elle a 96 ans et elle a toujours bon pied bon œil. Elle n’a plus autant d’allant qu’il y encore quelques années,
et sa mémoire n’est plus aussi fiable qu’elle l’a été, mais elle se lève toujours de bonne heure et elle fait la plupart des petits travaux autour de la maison. Les Thaïs disent qu’avoir de
longues oreilles présage d’une vie longue. Les siennes sont très longues.
La mère de ma femme est un amour de 72 ans. Elle passe encore toutes ses journées à travailler dans les rizières. Avec sa bouche aux dents tachées par le bétel et son attitude calme elle est la belle-mère parfaite. Elle
prit grâce à mes yeux le jour de mon mariage quand elle a dit à tout le monde dans le village qu’elle ne voulait pas de « sin-sot » (dote). Tant que je prenais soin de sa fille et que je la traitais correctement,
elle était contente. Je pouvais seulement me permettre de payer la noce, mais je lui ai promis de lui donner de l’argent dès que je le pourrai. Depuis, elle ne m’a jamais rien demandé.
La famille a de grandes surfaces cultivées consacrées à la riziculture. Ils gardent tout le riz pour leur propre consommation. Ils ne le vendent jamais aux intermédiaires chinois qui parcourent les villages pour en acheter. La famille
est autosuffisante. Ils produisent presque toute leur nourriture. Ils chassent aussi divers animaux et même des insectes, comme les crabes de rizière pour la salade de papaye verte (« som tum »), des sauterelles, ou des œufs
de fourmis rouges ; ils cueillent aussi des feuilles sur des arbres et des plantes grimpantes sauvages qui poussent un peu partout autour du village. Ma femme est allée avec eux aujourd’hui et à son retour elle m’a proposé
‘des vers’ en affirmant qu’ils étaient succulents. J’ai décliné cette offre.
La ferme est magnifique à cette époque de l’année. Il n’y a pas de barrières, juste des rizières à perte de vue. Il difficile de déterminer où les parcelles de la famille s’arrêtent et
où celles des autres commencent. Les jeunes pousses donnent une couleur verte aux rizières. De maigre poulets gratouillent autour des vieux corps de ferme, où un oncle ou deux dorment parfois la nuit pour surveiller les alentours.
Pepsi, le chien, fainéante sous les escaliers avec la langue pendante. Il a été banni ici parce qu’à la maison familiale il n’arrêtait pas d’aboyer après la procession. Il garde aussi les buffles
la nuit.
Les buffles ont leur propre enclos abrité où ils se tiennent dans leur fumier qui est épais d’une bonne trentaine de centimètres. Ma famille n’utilise aucun engrais chimiques ni de produits phytosanitaires à pulvériser.
Toutes les cultures sont naturelles. Ils vivent en harmonie complète avec la nature. Ils épandent le fumier dans les rizières après que les buffles aient gagné leur nourriture en labourant les parcelles détrempées
et boueuses. Ensuite, avec de l’eau jusqu’à mi-cuisses, tout le monde se met à repiquer les plantules de riz.
Mais c’était il y a quelques mois en arrière. Maintenant nous sommes en plein mois de juillet et la saison humide approche. Pendant la journée il fait très chaud, le ciel est couvert. Ceux d’entre nous qui ne sont pas
dehors en train de travailler dans les plantations de riz fainéantent écrasés par la chaleur. Le ventilateur accroché au plafond de la maison ne fait que brasser de l’air chaud, il ne vous rafraîchit pas vraiment.
S’asseoir dehors, à l’entrée de la maison sur la grande terrasse en bois protégée par un appentis de tôles ondulées, ne vous aide pas non plus. La chaleur monte pas vagues de la route en béton de
l’autre côté de la clôture. Il n’y aucun soulagement. Vous devez juste vous asseoir et attendre que la pluie se mette à tomber.
Aux environs de 16 heures les premières gouttes tombent et rapidement c’est un déluge assourdissant qui s’abat sur le toit en tôle rendant impossible toute conversation. Peut-être est-ce qui explique que beaucoup de Thaïs
de la campagne parlent si fort. Ils crient pour se parler quand ils passent devant les maisons.
‘Eh « Loong » (oncle), où vas-tu ?’
Il répondra en hurlant, ‘je descends le buffle à la ferme’. Si vous considérez qu’il traîne un buffle derrière lui, cet échange est plutôt une règle de politesse qu’une vraie question
pour savoir ce qu’il fait. Il poursuit son chemin en avançant péniblement et nous attendons les prochains passants pour leur demander où ils vont.
La pluie peut s’arrêter au bout d’à peu près une heure, ou elle peut se réduire à un crachin persistant pour le reste de la soirée. Là, maintenant, il bruine. L’air est frais et la maison est calme.
Presque tout le monde est parti au temple pour le « Wien Tien » et ainsi marquer le début du « Kow Pansa », le carême Bouddhiste. Ils apportent des offrandes au Bouddha. Pendant une heure tout le monde s’assoit
sur le sol de la grande salle de réunion du temple, leurs jambes repliées sous eux, tandis que les moines chantent des prières. Ensuite le moine supérieur fait un sermon. Chacun écoute avec leurs mains réunis en un
« wai » respectueux (mains jointes en prière); il y a toutefois quelques personnes au fond du temple qui murmurent. Ensuite ils allument chacun une bougie et ils font trois fois le tour du temple en faisant des vœux de bonheur
et de réussite tout en marchant. Les lumières des bougies forment des motifs compliqués alors que les gens marchent dans la nuit. C’est magnifique à voir. Quand ils ont fini, ils se rassemblent en petits groupes et ils
discutent un moment avant de rentrer à la maison pour dormir et être prêts pour la journée de travail suivante.
Le jour suivant, c’est reparti pour un tour. La vie au village est restée la même pendant des générations. Ma femme dit qu’elle n’est plus tout à fait la même que quand elle était enfant. En ce temps
là, dit-elle, tous les villageois allaient au temple, maintenant il y a seulement quelques vieux et quelques jeunes. Les équipements modernes dans tous les foyers, la télé, les supermarchés, et la moto devant les maisons
montrent que l’horizon des villageois s’est élargi. Le temple n’est plus le point de ralliement qu’il a été autrefois.
Peu de villageois ont les moyens de s’acheter une voiture, à moins qu’ils ne soient allés travailler dans une grande ville. Même dans ce cas, seuls ceux qui réussissent peuvent se le permettre. L’une des meilleures
amies de ma femme est arrivée aujourd’hui avec un véhicule utilitaire Chevrolet chargée d’ananas. Elle est mariée à un Allemand. Ils ont fait construire l’une des rares maisons modernes du village,
mais ils n’y vivent presque jamais. Ils résident le plus souvent à Rayong où elle travaille en tant que comptable dans l’usine d’assemblage de Chevrolet. Elle a installé un étalage à l’arrière
de son véhicule, juste en bas de la route qui mène à notre maison, et elle a presque vendu tout son chargement en quelques heures. Demain elle descendra au marché local pour y vendre le reste. Chaque maison du village a un
« lamyai » (nom Thaï du longanier) qui est chargé de fruits à cette époque ; aussi ai-je charrié ma femme en lui disant qu’elle pourrait faire comme son amie et vendre les longanes.
Nous rentrerons à Bangkok dans quelques jours. J’ai bien peur que cinq jours dans cet Isaan rustique ce soit assez. C’est agréable mais juste pour une courte période. Ensuite il est temps de retourner dans le feu de l’action de la grande ville. Enfin, je sais maintenant que l’herbe d’ici pousse en moyenne de 0.02 centimètres par jour.
Titre original : In the wilds of Esarn (http://www.stickmanbangkok.comReader2006/reader2830.htm)
Traduit de l’anglais pas MAGD (david.giuseppe@laposte.net)
Ce qu’en pense Stickman
:
Jusqu’à maintenant, c’est probablement le meilleur reportage sur la vie dans l’Isaan. C’est agréable à lire.